C’est beau, c’est latino et bleu Caraïbes. Entre cigares, rhum et rumba, a priori gagné à la cause du peuple, le visiteur en oublie comment vivent les Cubains. Surprises.
Il faut y aller absolument. Pour les Cubains. Pour l’Histoire. Avant que l’attrait de la société de consommation ne grignote davantage le pays et les consciences, avant que le touriste ne soit plus qu’un objet de convoitise. Qu’en attendre ? Trop ? probablement. D’ici, la carte postale est si belle et le régime totalitaire si flou.
Forteresses de part et d’autre de la baie, hautes tours à l’extrémité, statues équestres monumentales dans l’entre-deux… dès mon arrivée à La Havane, en longeant les façades coloniales rongées de sel qui bordent le Malecón, j’étais conquise. Cuba ne ressemble à aucun autre pays. Ce n’est pas l’Amérique latine, pourtant distante de quelque 210 km. Ni vraiment l’Afrique, malgré le million d’esclaves venus travailler dans les champs de cannes à sucre jusqu’au XIXe siècle.
Le base-ball est le sport national. La salsa, la rumba et le reggaetón, les moyens d’expression les plus partagés. Les dominos, le passe-temps favori. Les garçons et les filles sont beaux et chauds, et la population est majoritairement blanche, d’origine espagnole. Le Cubain est décontracté, nonchalant, chaleureux et le candide l’imagine, si ce n’est heureux, en tout cas pas malheureux.
La victoria siempre, La patria o la muerte, Seremos libres o seremos martires… Bien présentes, les affiches de propagande et les images romantiques de la révolution castriste sont ma première surprise.
Si fiers de leur révolution
En fait, peu expansifs malgré leur faconde, les Cubains sont fiers de leur révolution, à laquelle ils doivent effectivement éducation et santé gratuites. Mais ils tirent le diable par la queue, en attribuent l’unique responsabilité à la crise et à l’embargo sans jamais s’en prendre ouvertement au régime par peur des représailles : perte de leur emploi et renvoi garanti de l’école pour leur enfant. Sous contrôle, les Cubains semblent résignés. La génération rebelle de la révolution a aujourd’hui plus de 70 ans.
Nestor est un privilégié. Contrairement à la majorité de ses concitoyens qui partagent leur logement à trois générations, il vit avec sa femme, guide de musée, dans un appartement, propriété de sa belle-mère. Photographe et membre du très prisé syndicat des artistes, Nestor a des avantages, dont un passeport à 2 $ (1,44 €) au lieu de 100 $ (72 €), un accès gratuit à internet dans une « salle de consultation » d’État – accès limité et sous surveillance –, et des impôts réduits. Privilèges qui lui confèrent, comme à tous les artistes, une aisance, une liberté de pensée et de parole. Avec précautions : les agents de la sécurité de l’État ne sont jamais loin.
Grâce à un grand-père galicien et une loi hispanique récente, Nestor a pris cette deuxième nationalité « au cas où », comme des milliers de Cubains. S’il n’est jamais allé en Europe, il s’est déjà rendu en Argentine et aux États-Unis. En 2010, il signait un premier livre sur La Havane grâce un partenariat universitaire americano-cubain. L’ouverture de Cuba a achevé de faciliter ses relations professionnelles américaines.
Les dollars de Floride
Deuxième surprise, la foule de visiteurs dans le magnifique centre historique, là où Habana Vieja poursuit la restauration de ses somptueuses façades. Elles laissent imaginer l’extraordinaire beauté de la ville. C’était dans les années américaines, pan de l’Histoire très controversé, quand la pègre américaine dominait la ville avec la complicité du dictateur d’alors. Avec l’architecture, vieux casinos, hôtels et voitures témoignent encore de cette époque. Gros cigare entre leurs lèvres maquillées, de vieilles cubaines en costume colonial provoquent la photo contre 1 CUC (peso cubain convertible, soit 1 $ ou 0,72 €, NDLR). Vêtues d’une deuxième peau, de jolies jineteras – ou « cavalières » – cherchent à troquer leur compagnie pour un bon repas, un accessoire de mode ou, mieux, une vraie histoire d’amour avec mariage à la clé. Même destiné aux touristes, le son de la rumba et de la salsa est toujours excellent. Contrebasse, guitares et bongocettos – petits bongos – et l’incontournable guiro, cette courge vidée et striée que l’on gratte avec un bâtonnet, m’entraînent du côté des bars et des restaurants aux terrasses ombragées. Étonnant : rue Obispo, galeries et boutiques inabordables pour le Cubain jouxtent un magasin d’État. Patient, il fait la file ici pour acheter son pain, des couches
pour bébé en rupture de stock depuis un mois, déposer à la banque les dollars envoyés de Floride et attendre le bus une heure ou plus au bord de la route. Vision inattendue dans le cadre pittoresque et prospère de ce quartier, un drôle de magasin : éclairée de deux néons, une bodega expose sur ses étagères quelques pauvres paquets de riz, de café, de sucre ou de spaghettis. Derrière le comptoir où trône une vieille balance d’épicier, la marchande remplit consciencieusement son livre de comptes. C’est ici que, chaque mois, pauvre ou riche, on présente son carnet de rationnement pour se procurer des produits de base à très bas prix. Après un coup d’œil incrédule à la pénombre de l’étrange boutique, les touristes retournent à l’agitation de la rue.
Made in Spain and in the US
Marginal jusque dans les années 50, le tourisme s’est développé avec les Nord-Américains jusqu’à ce que la révolution castriste de 1959 et la rupture avec les États-Unis ne ferment l’île aux visiteurs. Avec l’effondrement du bloc soviétique fin 1989 et la crise économique mondiale, sans plus d’assistance des « pays frères », dépendante de l’extérieur pour 80 % de sa consommation, l’île vit à l’heure de la pénurie et, plus que jamais, de la débrouille. La population s’en remet aux oracles de la Santería : venue du Nigeria avec les esclaves, cette religion syncrétique a pris le pas sur le catholicisme interdit à la révolution. À la sortie des écoles et des églises, je m’étonne à la vue de ces femmes entièrement vêtues de blanc immaculé, des chaussures à la coiffe et jusqu’au parapluie : ce sont les nouveaux adeptes.
Dans le quartier Monte, Nestor m’indique un vendeur ambulant de churros de marque espagnole posté à côté d’un immense salon de coiffure : chaque artisan y loue son fauteuil au mois pour y officier. Plus étonnant encore, des hommes se bousculent dans un petit magasin d’outillage de marque américaine. Ces nouveaux produits de consommation contrastent avec la carence de matériel jusque dans les hôpitaux, les écoles et les universités, pourtant très réputées. En bon Cubain, Nestor montre mais ne commente pas. Sans moyens pour employer 90 % de la population, l’État n’a plus eu d’autre choix que d’autoriser la libre entreprise. Des quelque deux cents petits métiers autorisés depuis fin 2010 à passer dans le secteur privé – puisatier, réparateur de vélo, coiffeur, réparateur et même remplisseur de briquets –, celui d’hôtelier est le plus prisé, car il permet de gagner correctement sa vie : partout dans l’île fleurissent casas particulares – maisons d’hôtes – et paladares, restaurants privés. Les cuentapropistas paient patente, taxe fixe mensuelle et impôts : une révolution pour un peuple sans culture fiscale et qui a l’habitude de la gratuité.
La mise en œuvre de réformes entamée par Raul Castro à son arrivée à la tête du pouvoir en 2008 est loin de profiter à tous. Avec un salaire de 11 € en moyenne, les nouvelles libertés restent inaccessibles.
L’apertura ne change pas grand-chose à la vie de Nestor. Sauf le prix des voitures. Grâce à une « lettre d’autorisation » réservée à quelques milliers de privilégiés, il projetait d’acheter une Kia pour 3000 €. Et voilà que l’État supprime cette prérogative en autorisant la vente libre des voitures. Mais, mises à prix cinq fois plus cher qu’en Europe, qui peut les acheter ? Artistes et grands propriétaires terriens, les plus riches du pays ? Nestor ne répond pas.
Quitter l’autopista
Comme d’habitude, les Cubains tournent leur désarroi en dérision : le séisme qui a secoué l’île le surlendemain de cette annonce n’était autre que Dieu qui riait de cette mascarade. En attendant, les vieux taxis collectifs version Oldsmobile ou Cadillac et les camions à benne où sont contraints de littéralement s’emboîter hommes et femmes crachent des fumées noires étouffantes.
Comment ne pas être favorable au tourisme, désormais première ressource du pays ? Femme de ménage, guide, taxi, restaurateur, meilleure paie et pourboires généreux, tout le monde veut rejoindre l’industrie touristique, universitaires et médecins y compris. Malheureusement, ce marché non plus n’est pas accessible à tous. Les devises à portée de main accroissent les disparités et provoquent d’inévitables frustrations et déconvenues. Les prix flambent et on voit éclore de petites escroqueries envers les touristes. Il faut le savoir et surtout l’oublier. Les Cubains sont si accueillants et les salaires payés par l’État si faibles. Confinée d’abord aux 18 km de plages de Varadero à une heure de La Havane – un no cuban’s land –, la vague touristique s’étend au sud à la splendide vallée de Vinalès et à ses champs de tabac, à Santa Clara où serait inhumé le Che et jusqu’à Trinidad, petite ville coloniale par excellence sur la côte méridionale. Financé par le Brésil, nouveau partenaire économique après le Venezuela, un port capable d’accueillir de grands paquebots de croisière se bâtit à Marviel à l’est de la capitale.
À pied, à vélo et en voiture, il faut sortir des circuits traditionnels, quitter l’autopista – GPS et pneu de rechange indispensables – et ne pas renoncer à prendre femmes ou personnes âgées en auto-stop alors qu’elles attendent des heures aux carrefours en agitant des billets à bout de bras. Il faut se perdre à pied sur les sentiers de terre rouge, discuter avec le paysan en partageant jus de canne et cigarillo, faire claquer ses dominos sur la table entre deux gorgées de rhum et se mêler à la danse.
Voyageurs du Monde