jeudi 21 novembre 2024
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Hôtels mythiques, hôtels de guerre : Alger. Mémoire à deux faces

Par Céline Cabourg : Cité rebelle, Alger la Blanche a été marquée par l’Histoire. Des traces du passé que l’on retrouve en poussant les portes de deux palaces : le Saint George et l’Aletti.

Le perron de l'hôtel Saint George, un ancien palais mauresque © Mohamed Kaouche
Le perron de l’hôtel Saint George, un ancien palais mauresque © Mohamed Kaouche

Sur les hauteurs, le Saint George, ancien palais mauresque du XIXe, avec ses façades blanches habillées de panneaux de bois ouvragés et ses volets émeraude, a muséifié son passé, quitte à gommer les signes du temps. Collé à la mer et proche du parlement, l’Aletti est au contraire resté dans son jus. Un vernis craspouille et suranné qui donne à cette grande bâtisse de bord de mer d’un blanc grisé, fréquentée par les parlementaires algériens, le charme des anciens décors de cinéma.

 

” La vieille casbah, elle est démodée “, très abîmée, veut dire ce vieil Algérois. Tremblements de terre, négligence, les maisons s’écroulent et les souvenirs avec. Ce n’est donc pas en s’y perdant qu’on retrouve les traces du passé d’Alger, mais en poussant la porte des grands palaces : le El Djazaïr (” Alger ” en arabe), sur les hauteurs de la ville, à deux pas de la présidence et de la télévision nationale et que tout le monde continue à appeler le ” Saint George “, et le Safir, ex-Aletti, coincé entre la mer et la bruyante rue Alfred-Lelluch, en plein centre. Deux monuments et deux manières très différentes de composer avec la mémoire.

 

Les Touaregs en habit traditionnel, en grande discussion dans le hall du Saint George, ne sont pas des parlementaires bédouins comme les autres. Représentants des groupes séparatistes du Nord-Mali, ils sont ici pour entamer des pourparlers de paix avec le gouvernement malien. En médiateur avisé, Alger a pris soin de mettre à distance autorités et factions armées, toujours en guerre, dans des hôtels différents. ” On nous a logés ici avec deux autres factions, explique dans un français parfait le représentant d’une délégation du Mouvement arabe de l’Azawad (MAA). Le gouvernement malien, lui, est à l’Aurassi “, gigantesque complexe moderne de 414 chambres, proche du ministère de la Défense, où se tiennent les sommets arabes et les grandes réunions institutionnelles.

 

1927 : à l’heure anglaise

 

” Où sont les lustres somptueux de mon enfance ? Où sont les panneaux monumentaux de Boumehdi, maître algérois de la céramique, qui ornaient le mur du hall d’entrée et que l’on a remplacés par cette volière d’un illustre inconnu ? ” Fatma Oussedik est née ici, à Alger, et elle a la nostalgie du Saint George de son enfance. Passionnée par l’histoire de sa ville, elle enseigne la sociologie urbaine à l’université d’Alger.

Les villes, on se les représente à partir de ces lieux emblématiques. ” Elle regrette cette nouvelle fausse patine, ajoutée au fil des rénovations de 1948, 1974 (par le Français Fernand Pouillon) et 1982. Au palais mauresque d’origine, on a alors greffé ces deux bâtiments faussement anciens qui entourent désormais le jardin exotique, dont la luxuriance rappelle ceux de Majorelle à Marrakech. D’une petite centaine, le nombre de chambres a bondi à 296, dont deux suites modernes avec vue à 360° sur la baie d’Alger et hôtes prestigieux, Oliver Stone ou Christine Lagarde. ” Elle disait qu’Alger lui rappelait Rome “, se souvient le responsable de la conciergerie, pas entièrement convaincu de la comparaison. ” Pour avoir un vrai lien avec le Saint George, il faut deux choses, poursuit l’universitaire, le capital financier certes, parce que les prix sont très élevés mais aussi le capital culturel. Or, depuis quelques années, le capital financier n’a plus le respect des savoirs, du raffinement et des savoir-faire d’Alger. “

architecture de l'hôtel St-George à l'époque © Sipa
architecture de l’hôtel St-George à l’époque © Sipa

L’ancien palais du bey, construit en 1514 et transformé en pensionnat de jeunes filles en 1889, devient au XIXe siècle le repaire de l’aristocratie britannique qui peuple les coteaux de Mustapha, sur les hauteurs. Les « hiverneurs britanniques » sont attirés par le climat d’Alger, réputé bénéfique pour l’asthme. Tout ce quartier cossu vit à l’heure anglaise. L’ambassadeur demande la construction d’un établissement de standing. En 1927, l’ancien pensionnat est transformé en hôtel. Les Anglais y avaient alors leurs habitudes. ” Ils endossaient le raglan en molleton, le mackintosh ouaté, le macfarlane en chinchilla, le waterproof à collet de fourrure ” (1) et allaient prolonger la soirée en terrasse.

 

Il ne fait pas palace, mais davantage grand hôtel d’accueil. C’est un peu comme si un riche cousin britannique vous invitait à passer le week-end chez lui “, résume assez justement un habitué. Kader Abderrahim, chercheur à l’Iris, spécialiste du Maghreb et maître de conférences à Sciences-Po, le compare au seul grand hôtel de Tanger, le El-Minzah ” Dans ce palais mauresque, symbole de l’histoire coloniale, on retrouve ce même charme discret. D’ailleurs, les deux villes ont d’autres points communs : construites au sommet des collines, ce sont des cités rebelles et rétives au pouvoir, ottoman puis colonial, encore très revêches après l’indépendance. ”

 

Les personnalités de la politique, des arts et du showbiz se côtoient toujours au salon. En noir et blanc, encadrées, alignées en une galerie de portraits. Edwy Plenel au-dessus de Diam’s, François Hollande entre Dalida et Luis Fernandez, Jane Birkin et Henry de Montherlant, le Che et Georges Ier de Grèce. Les faïences de Delphes sont bien cachées sous un miroir de pacotille marocain un peu trop cuivré et, pendant le ramadan, le jardin exotique se transforme en lounge sponsorisé par des marques, avec canapés blancs et voitures en exposition.
1942 : colonels et sergents

 

On continue pourtant à venir au Saint George par nostalgie. En posant leurs valises ici, les habitués se sentent vraiment à Alger. On y célèbre les grands mariages de la bonne société, les étudiants en art se donnent rendez-vous au jardin, artistes et personnalités s’y sentent chez eux et inspirés. Au deuxième étage, la suite du général Eisenhower a été transformée en chambre témoin, avec fausse déco d’époque. Une plaque rappelle aux curieux qu’il y avait établi son quartier général lors du débarquement allié de 1942.

La piscine du St George actuellement © Mohamed Kaouche
La piscine du St George actuellement © Mohamed Kaouche

C’est à ce moment-là que le Saint George est entré véritablement dans l’Histoire. ” Il perdit alors sa vocation de palace paisible contre celle de ruche populeuse et bourdonnante, où colonels et sergents américains concouraient sur un pied d’égalité pour disposer d’un lit. [ …] Une série d’officines serrées ceinturait le vestibule de l’hôtel “, rapporte le chercheur Alfred Salinas (2).

 

Mais il ne reste rien de la table de travail du général, ni de la carte de l’Italie, encore moins de la photographie de Roosevelt et de cette petite gravure, accrochée au mur, montrant des soldats français marchant côte à côte sous la devise ” Tous ensemble nous vaincrons “. A la place, un décor en carton-pâte avec, au-dessus du lit king size, une croûte représentant un vieux gréement qui vogue sur les flots.

 

Mais dans les années 1940, le centre de la vie mondaine est à l’Aletti. Une ” ville dans la ville “, comme on disait alors. Le 12 avril 1941, le Cabaret de Paris ouvre ses portes, dans les sous-sols de l’hôtel. La soirée d’inauguration avec la chanteuse Marianne Michel est un triomphe. L’envoyé de Roosevelt et vingt-quatre attachés y ont leur table. La crème des grands journalistes de guerre investit la chambre 140. John Steinbeck pour le ” New York Herald Tribune “, Robert Capa (” Life “), Jack Belden (” Time “). Ils la baptisent ” la Maxime Gorki “, clin d’oeil aux décors décatis du grand auteur russe, avec cette tapisserie qui tombe des murs par lambeaux et les vitres brisées par les explosions.

 

Bien plus tard, durant les années de guerre civile, alors que l’Aletti est réquisitionné, le Saint George deviendra lui aussi le QG des grands reporters étrangers. A quelques mètres de là vit Abbassi Madani, le fondateur du Front islamique du Salut, qui arrache la majorité aux législatives de 1991.

 

” C’était le seul endroit où l’on pouvait changer des francs au marché noir, raconte Kader Abderrahim. On avait une chambre magnifique pour 80 francs de l’époque. Le must était de sortir dans la boîte de nuit qui se trouvait dans les sous-sols de l’hôtel. Aujourd’hui, les nouveaux riches choisissent le Hilton ou le Sheraton. ” Un climat d’espionnite aiguë régnait alors : ” On disait que certains réceptionnistes de l’hôtel avaient des accointances avec le FIS, qu’il fallait se méfier. Du coup, quand un rendez-vous était fixé et que je devais me rendre quelque part, je disais que j’allais à gauche et je partais à droite “, rapporte le journaliste Jean-Paul Mari qui couvrait alors Algérie pour ” le Nouvel Observateur “.

 

Après avoir tout vécu, le Saint George a comme tourné la page. Copie fanée de l’Aletti, l’actuel Safr, lui, est comme embaumé. Bien vacant en 1962 puis nationalisé, il est l’hôtel de passage des parlementaires algériens. Rien dans le décor n’a bougé, le grand salon d’accueil Art déco et ses fenêtres à l’étage, le bar cosy tout en acajou, le coffrage en bois de la porte tambour, les lustres de cristal.

 

Aucune restauration n’est venue abîmer cette page de l’histoire coloniale. Lors de son inauguration en 1930, date du centenaire de la colonisation, c’est Charlie Chaplin lui-même qui avait joué les grooms en chef. Aujourd’hui, un sénateur touareg algérien, entièrement vêtu de blanc jusqu’au chèche noué sur la tête, descend de l’ascenseur à tourniquet, pièce de collection. Il fut offert à l’époque par un richissime colon français. Autrefois, il menait au salon de coiffure ou au cinéma, ou bien encore au restaurant gastronomique Chantecler.

 

Les femmes déambulaient en robe longue sur la moquette et s’arrêtaient sur les vitrines pleines de parfums, de dentelles et ” d’articles de Paris “. Que sont devenus le cabaret et le casino dans lequel les clients jouaient à la roulette et au baccara boules (jeu de cartes) ? Des décors abandonnés. Avec sa scène et ses murs tapissés de velours bordeaux, son estrade recouverte de moquette vert gazon, le cabaret est fermé depuis les années 1950. Quant au casino, transformé en salle de réunion, il fut investi par les pro et les anti-Bouteflika lors des dernières élections. Un peu gêné par le côté fantomatique de la visite, le concierge se veut rassurant : ” L’hôtel va être bientôt restauré. ” On espère que les objets de mémoire ne feront pas les frais de cette couche de Ripolin. Pas sûr, encore une fois, que les nostalgiques s’y retrouvent.

 

(1)” La Présence anglaise en Algérie, 1830-1930 “, par Joëlle Redouane, dans ” Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée ”
(2)” Les Américains en Algérie “, L’Harmattan

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