Les itinéraires de découverte d’une ville sur les traces d’un héros de roman connaissent un grand succès, d’Italie jusqu’en Ecosse. Une alternative aux habituels circuits culturels.
En Tunique noire, collier de Bakélite rouge et lunettes vert pomme, Toni Sepeda cultive des allures de Peggy Guggenheim. La septuagénaire, à qui l’on donnerait vingt ans de moins, enseigne toujours à plein temps l’histoire de l’art à l’université américaine de Venise. Durant les vacances, elle coiffe sa casquette de guide littéraire, et mène tambour battant les visites guidées de la Venise du commissaire Brunetti, personnage créé par sa compatriote et amie Donna Leon (1), vénitienne et universitaire comme elle.
Succès de librairies phénoménal depuis leur apparition en 1992, les enquêtes du fameux commissario représentent déjà un corpus de 23 romans traduits dans 20 langues – sauf en italien, à la demande de leur auteur qui veut continuer à savourer le luxe de l’anonymat à Venise. Les Allemands et les Suédois, les plus grands fans de Brunetti, les ont adaptées au petit écran.
Ils constituent le noyau dur des clients de Toni Sepeda. Malgré la publication, voici trois ans, d’un guide de 12 promenades (2), elle continue à recevoir des centaines de demandes par semaine pour des visites privées. A 150 e les deux heures de visite, il faut vraiment être éperdument amoureux du commissaire. «Quand nous arrivons à la fin de la visite, à l’immeuble où habite Brunetti, dans le quartier du Rialto, certains pleurent, tandis que d’autres cherchent son nom sur l’Interphone», s’étonne Toni Sepeda.
UNE AUTRE VENISE
A l’instar de Maigret ou de Sherlock Holmes, Brunetti fascine et attire une armée de lecteurs qui ont besoin de faire vivre ce personnage de fiction. Pour Boyd Tonkin, critique littéraire du quotidien britannique The Independent, «le genre s’y prête particulièrement. Dans le polar, la topographie devient un art en soi. Les enquêtes doivent s’inscrire dans les lieux les plus réels possible où chaque détail a son importance : les itinéraires, les scènes de crime, l’architecture.
Autrement dit, la Venise de Donna Leon apparaît soudain bien plus précise que celle de Henry James». Le succès des aventures du commissaire vient également de l’actualité dans laquelle elles s’inscrivent. Donna Leon nous montre une Venise éloignée des touristes, une Venise réelle, enjeu de luttes de pouvoir administratif, financier et politique. Elle y décrit la corruption passive et active sous l’ère Berlusconi et jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Monti. Elle se nourrit de cette vie du Veneto dont les touristes ignorent tout.
Cette contemporanéité de Brunetti explique en grande partie son succès et, paradoxalement, la naissance du tourisme littéraire, alternative culturelle au tourisme de masse. «Les éditeurs sont souvent dépassés par cette soif des lecteurs pour leurs personnages de fiction favoris. Quelle ironie, quand on pense que, à l’origine, à la fin du XIXe siècle, ce sont les éditeurs qui ont inventé, à des fins marketing, le concept du personnage récurrent. Lorsque, en 1894, Conan Doyle fit mourir Sherlock Holmes, la colère des lecteurs fut si grande qu’il dut le ressusciter quelques années plus tard. Nous verrons bien si J.K. Rowling réussira à résister à une telle pression», continue Boyd Tonkin.
Brunetti n’est pas le seul personnage de roman noir à avoir engendré des produits culturels dérivés. Il fait partie d’une petite clique qui a créé une véritable industrie de l’édition et du tourisme. L’Ecossais Ian Rankin et son inspecteur Rebus (3), dont les enquêtes se situent au cœur d’Edimbourg, connaissent le même succès. En vingt-cinq ans d’existence, Rebus a mené 17 enquêtes, traduites en 26 langues. Chaque roman se vend à plus de 1 million d’exemplaires.
En 2005, sous la pression des lecteurs, Ian Rankin est prié par son éditeur d’écrire un guide, l’Ecosse de Rebus. Anna Hervé, éditeur chez Penguin Classics, témoigne de cet engouement dont, aujourd’hui, même les classiques bénéficient : «Nous avons réédité le Fantôme de l’Opéra, de Gaston Leroux, dans une nouvelle traduction. Il a fallu ajouter un grand nombre de notes donnant des détails sur les lieux choisis par Leroux. Les fans de ce roman, qui sont légion, grâce notamment au succès planétaire de la comédie musicale, tiennent à croire que le fantôme a réellement existé et aiment partir à sa recherche. Je dirais que le succès d’une Donna Leon, d’un Gaston Leroux ou d’un Ian Rankin vient du fait qu’ils ont réussi la symbiose entre un personnage et un lieu. Venise, Paris et Edimbourg se trouvent incarnés avec beaucoup de talent.»
Pour Géraldine d’Amico, organisatrice d’événements et de festivals littéraires, les romans et leurs personnages constituent souvent les meilleurs guides touristiques : «Je me souviens d’un séjour au Mali transfiguré par la lecture de l’Empreinte du renard, de Moussa Konaté, un polar mettant en scène le vieux commissaire Habib au cœur du pays dogon. Ce qui est fascinant, c’est ce mariage entre fiction et réalité. Quand j’organise des rencontres entre les auteurs et leur public, les lecteurs sont tous à la recherche de la vérité cachée dans la fiction. Une vérité qui, la plupart du temps, n’existe pas.»
Jean-Claude Liaudet, psychanalyste et auteur de Freud pour les parents et Tel homme, quelle mère ?, décortique cette passion des lecteurs pour un personnage de fiction : «Le polar joue sur l’ambivalence puisqu’il crée des personnages de fiction dans des lieux réels. Il joue sur le désir et la réalité.» Et si le tourisme littéraire, sur les traces d’un personnage de roman, est en vogue aujourd’hui, «c’est qu’il se nourrit de notre culture globale et virtuelle», poursuit-il. «Nos satisfactions y sont souvent imaginaires. Tout cela, bien sûr, n’est qu’une grande illusion.»
(1) Dernier ouvrage paru : les Joyaux du paradis, Calmann-Lévy, 288 p., 21,50 €.
(2) Venise, sur les traces de Brunetti, de Toni Sepeda, Calmann-Lévy, 336 p., 20,80 €.
(3) Dernier ouvrage paru : Exit Music, Livre de poche, 600 p., 8,10 €.
Par AGNÈS-CATHERINE POIRIER